Zoom sur un chantier fou : Le Rolex Learning Center

27 septembre 2023
Jeanne Charlot
On y travaille, on y mange, on y dort, parfois on y emprunte un livre ou achète un stylo, on s’y retrouve, on s’y attend. Quand viennent les beaux jours on y danse même, on s’en émerveille puis l’on s’en moque. On l’a compris et on ne peut l’éviter, le Rolex est et sera pour tout.es étudiant.es de l’EPFL un absolu incontournable, un lieu central qui fédère et impose le rythme. Un cluster de neurones en ébullition où les parcours de chacun.es se dessinent.

C’est le bâtiment qu’on voit de loin, qu’on comprend de haut, celui qui donne l’image du campus, celui qui fait rêver quand on le découvre alors on aime bien le montrer.  On se lasse presque des story montrant le paysage suisse à travers les baies vitrées et le mobilier minimaliste si blanc, sans aucune faute de goûts ; le comble pour une chaise à 300 balles.

Rolex, portant le nom de la future entreprise de moult futur.es ingénieur.es en quête de temps. Bâtiment financé par les grands du monde de l’entreprise helvétique. Nestlé, Crédit Suisse, Novartis, Logitech, golems du salariat, happant les esprits vifs libérés du joug estudiantin.
C’est à la gueule des sponsors que l’on comprend dans quelle coure joue le Rolex.

Alors on se demande timidement « Toi tu penses qu’il a coûté combien le bâtiment ? »

Mais avant de parler du prix d’un tel édifice, comprendre l’intention, la réflexion, le contexte socio-politique de l’école est nécessaire.
Posons-nous les bonnes questions.
Qui est derrière cette construction ? Pourquoi cette forme ? Et les GC dans tout ça, n’ont-ils pas pété un câble ?

Contexte

Pour mieux comprendre cette affaire, il faut retourner  vingt ans en arrière avec Patrick Aebisher. Président du campus de 2000 à 2016,  forte personnalité issue d’une famille d’artiste, il a contribué à la création de nombreux éléments de l’EPFL lui donnant sa singularité: la section SV, le CDH, les SHS, le master MTE. C’est sous sa présidence que les sciences de bases, faisant initialement parties de l’UNIL ont été regroupées chez nous, on lui doit aussi la section ENAC et beaucoup d’autres détails contribuant activement à la renommée de notre école.

La reconstruction du campus, démarrant dans les années 70, a été accélérée par une avalanche d’appels aux investisseurs privés afin d’augmenter l’enveloppe budgétaire des travaux internes.  C’est ainsi  qu’en 2004, Patrick Aebischer lance le projet campus 2010 avec un concours d’architecture visant à créer un bâtiment de type bibliothèque pour centraliser et moderniser un campus un peu daté.
Le Rolex devra être un bâtiment multifonctionnel rassemblant lieu d’étude, d’exposition, restaurant gastronomique, cafétéria, papeterie, librairie, bureaux administratifs, salle de conférence, locaux associatifs… et ça n’en fini pas.

Ce projet architectural serait pour les promoteurs une véritable « image de marque » reconnue à l’échelle mondiale.

Pour répondre à cette demande il a fallu attirer des architectes compétents. Pour se faire, une indemnisation de  100000 francs a été prévue pour les 12 meilleurs projets proposés. L’appât du gain a bien fonctionné, 189 dossiers de candidatures ont été reçus  et nombreux sont les bureaux d’architecture « stars » qui ont été retenu : Zaha Hadid, Jean Nouvel, Herzog & de Meuron et j’en passe. Pour mieux comprendre la popularité de ces architectes, un simple jeu d’esprit serait de rapporter ce qui se raconte avec un concours de musique auquel auraient participés les Strokes, Kanye West et Billie Eilish, rien que ça.

Les plans de l’hypothétique Rolex conçus par ces architectes révèlent une vision partagée de répartitions des fonctionnalités en hauteur. Une grande tour, loin de ce que nous connaissons aujourd’hui. On s’amuse alors à se projeter dans une dimension alternative sans tranche de gruyère et on se dit que finalement, le jury a bien choisit.

LE PROJET JAPONAIS

C’est l’agence japonaise SANAA fondé par Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa qui remportera unanimement l’offre avec une proposition singulière : un bâtiment de béton et de verre, tout en horizontalité, légèrement ondulé.  Projet de loin le plus original et le plus coûteux qui, au lieu de considérer chaque aspect du bâtiment comme une superposition en tour, a pris le parti de disposer horizontalement chaque fonctionnalité du lieu.
En effet au japon tous les éléments sont reliés les uns aux autres de façon naturelle et continue. En Europe l’espace est coupé, les lieux sont séparés.

Dans le Rolex du studio SANAA tout est au même étage, en évitant donc une hiérarchisation des espaces. Pour se faire, le bâtiment s’étale sur une large zone de 5 hectares. Au lieu de construire un simple pavé droit dont les entrées sont situées aux extrémités, les japonais ont décidé de créer plusieurs entrées centrales au bâtiment grâce aux voûtes, plus qu’esthétiques, nécessaires.

Quand on entre dans le Rolex, on se situe à équidistance de tous les lieux importants.

Dans les plans de Sejima et Nishizawa, il n’y a plus de barrière entre l’extérieur et l’intérieure mais une porosité totale entre le bâtiment et son environnement. On travaille la tête dans les montagnes, avec une vue imprenable sur le lac, on descend une colline et on se retrouve dehors, puis l’on traverse d’une traite le bâtiment sans devoir monter une seule marche. Voilà le rêve de SANAA.

Répartition de l'espace

Comme une large caverne, le bâtiment est divisé en 5 parties : 2 parties voûtées, surélevées et 3 parties plates, touchants le sol. Le tout parsemé de 14 trous laissant rentrer la lumière et dont la couche supérieure (réplica parfait de la couche inférieure) est supportée par 190 piliers situés à l’intérieur du bâtiment. 900 places pour étudier sont réparties çà et là sur des vallées et des rizières de moquette. Pour l’anecdote, le restaurant gastronomique a été construit de sorte à être parfaitement droit, sans aucune inclinaison, plus encore qu’en zone silence de la bibliothèque.
Quant au forum, situé derrière les larges collines du fond du bâtiment, il se dessine naturellement en arc de cercle, sans besoin de créer une structure supplémentaire. Pratique.

Les ondulations du bâtiment permettent de créer une séparation claire entre les différents espaces sans créer une frontière physique.

Le Rolex c’est en fait une seule pièce avec différents niveaux. Pas de portes, pas de couloirs. Tout est partagé dans ce bâtiment.

Bibliothèque et restaurant sont situés en hauteur tandis que les bureaux, cafet et libraires sont au niveau du sol.

Le Rolex agacera plus d’une personne pour son impertinent espace vide. Pourquoi avoir laissé plus de 50% de surface sans fonctionnalité ? Les architectes de SANAA répondent ainsi :

« Pour nous il n’est pas question d’espace vide comme les européens le voient, il s’agit d’un espace d’échange permettant des rencontres. Les architectes prédéterminent toujours la fonctionnalité d’un espace, un étudiant travail, prend une sieste, parle avec son prof, … La fonction d’un espace est transformé par l’usage que  l’étudiant en fait. On a laissé la liberté aux gens de définir eux même leur utilisation de l’espace laissé vide. »

En un regard on le comprend bien, les étudiant.es affalé.es sur les fatboys se laissent aller à des siestes, des pauses prolongées pour reposer un esprit surexploité. La pause-café ou déjeuner peut alors s’improviser n’importe où dans ces vallées, les plus téméraires auront d’ores et déjà tenté de se laisser rouler sur les pentes dans un burn-out incontrôlé.

CAPRICE D’ARCHITECTE, CAUCHEMAR D’INGENIEUR

Le Rolex c’est beau, c’est conceptuel, mais c’est aussi un véritable cauchemar d’ingénierie. Expliquant peut être son impopularité auprès de nombreux nerds étudiant.es préférant les couloirs austères du CE/CM au bien moderne gruyère-béton.
La liste des aspects posant problème est longue, personne n’aurait pu parier que ça marcherait. Tout devait être inventé.

Il fallait trouver une solution pour que le bâtiment tienne debout alors même que les architectes refusaient de placer des poutres de soutiens.

Les ingénieurs sont des magiciens rendant possible les rêves les plus fous des architectes capricieux. Capricieux ou tout simplement las des blocs de bétons conventionnel. Alors plutôt que capricieux on utilisera le mot révolutionnaire. Et autant faire bosser les ingénieurs parce qu’ils sont fait pour ça après tout, résoudre des problèmes.

Le casse-tête auquel a dû réfléchir une armada de scientifique consistait en l’absence de soutiens des parties surélevées du bâtiment. Comment faire tenir les voûtes du Rolex sans poutre ?
Après maintes discussions houleuses fut entendu l’idée de tendre des immenses câbles d’acier à travers les structures de béton et se déployant sous terre. Assurant ainsi un équilibre des forces total permettant le maintien des voûtes sans support. Sur le papier le Rolex a 11 arcs sous-tendus de 30 à 90 mètres de long, fixés par 70 câbles souterrains.

À propos des couches de béton incurvées : 1400 moules différents ont été nécessaires pour suivre la géométrie des coques et la coulée de la grande coque de 4300m3 de béton a nécessité un ballet incessant de bétonneuses et d’ouvriers pendant plus de 3 jours afin d’éviter des gradients de solidification durant le séchage risquant de créer des instabilités de résistance !
Imaginez seulement les bétonneuses se succédant non-stop pendant 72h, grouillant d’ouvriers œuvrant à répartir correctement le béton dans les infinis moules aux formes étranges…
Pour ajouter un peu de complexité : les 14 ouvertures de tailles différentes apportant l’ensoleillement nécessaire sont composées de vitres avec une forme et une courbure unique.

Prière de ne pas foncer dedans avec un transpalette.

Si vous y étudiez, vous avez déjà pu remarquer que les stores et les systèmes de climatisation s’activent seul. Des systèmes intelligents ont été mis en place pour rétablir un équilibre thermique (on le sait l’air chaud monte). Après bon… quand on y travaille l’été on se dit que c’est un peu des conneries ce système de climatisation intelligent…
Bref, une panoplie impressionnante de systèmes cachés-intelligents-ingénieux-novateurs composent le Rolex.

Au total le projet aura nécessité 110 millions de francs suisses dont 50 par les sponsors et 60 par la confédération Helvétique.

Le Rolex est une vitrine multi-échelles. Pour la confédération comme pour les marques, financer le projet une façon d’affirmer son soutien pour la recherche, la science et l’éducation mais également de foncer tête baissé dans le solutionnisme technologique de plus en plus remis en question.

Etudiant.es actuel.les du campus, nous avons échappé.es à ce monstrueux chantier, prenez garde la coupole promet une belle affaire, et ce on ne peut plus au cœur de l’EPFL. Mais ça c’est une histoire pour un prochain article.