Te Araroa ou le très long trail – Rencontre avec Chloé

Envie de s’évader, de couper court à une routine lassante, la grisaille de la ville, le stress des cours la pression de la réussite, écrasante. Alors pourquoi ne pas couper… tout ? Partir loin, longtemps, vivre une autre vie, complètement nomade, à la mode chasseurs cueilleurs, vivre au grès du soleil et du vent, des saisons… Retour aux sources organisé, Te Araroa, le très long trail de Chloé.

Septembre 2024, rentrée des classes à l’EPFL, pour tout le monde sauf… Chloé – simple étudiante, tout juste diplômée du bachelor en Physique, fraîchement partie en année de césure – s’étant lancé quelques mois plus tôt le pari fou de traverser à pied la Nouvelle-Zélande. Te Araroa, 3000 km rien que ça.

Un rêve né presque par hasard, deux ou trois ans plus tôt, devant le récit, trouvé sur un blog, d’une femme partie seule sur ce sentier mythique. Un coup de foudre. Le genre d’idée qui te percute et refuse de te lâcher. Très vite, Te Araroa devient plus qu’une envie : une obsession, un cap, un moteur. Pendant les cours, les périodes d’examens, quand le doute s’installait, il y avait toujours ce projet au loin, comme une promesse. Alors Chloé a tenu bon et quelques années plus tard, la voilà partie pour quatre mois de marche, seule, sac sur le dos, à travers une terre inconnue. Première rando en autonomie, première nuit sous tente, premier voyage solo, premier tout. Un défi sous forme de rêve et un rêve devenu réalité, à timing serré – retour en Suisse déjà réservé.

-Chloé: J’ai direct été fascinée par ce trail, je m’étais un peu fait une image de ce que c’était, à travers récits et témoignages. Même avec tout les renseignements possible je n’avais pas saisi la difficulté physique et technique que ça allait être. J’ai réalisé ce qu’allaient être les plus dures épreuves… sur place [rires]. Je ne  me suis pas particulièrement entrainé en amont, et je me disais que ça allait aller avec mon expérience de rando.. J’y suis presque allé à la one again, ça a tenu (spoiler la trail a été réussi) mais mon corps a un peu subit !

Le matériel

-Jeanne: Concernant le matériel emporté, comment est-ce que tu t’es organisé ?

-C: Niveau matos, je ne m’y suis pas tout de suite bien prise. Pas évident de se rendre compte, dès le départ, de la lourdeur de chaque affaire ajoutée à sa panoplie. Le tri dans ce qui est emporté se fait très vite : on abandonne rapidement ce qui n’est pas essentiel.
Sur place, je me suis rendu compte que, pour les « through hikes » – comme le Te Araroa – désignant les longues randonnées –, tu as tout un matériel adapté que tu peux trouver sur les sites, et qui ne se retrouve pas trop en magasin ! Du matos pas vraiment commun pour un bon randonneur suisse ou français [rires].

-J: Tes essentiels ?

-C: Évidemment, mon sac de couchage : bien chaud et pas trop lourd. Sinon, une bonne doudoune et des vêtements en mérinos sont essentiels !!! Tu peux marcher une semaine et ils sentent quand même bon [rires]. Mon haut manches longues en mérinos ne m’a pas lâchée de toute la rando : il me protégeait du soleil et du froid. Mon must have — il a fini plein de trous tant il a été porté… En tout, j’ai utilisé trois paires de chaussures. Niveau modèle, des chaussures de trail étaient les plus adaptées : tout terrain, montagne ou route ! Pas en Gore-Tex, parce qu’il fallait qu’elles sèchent rapidement (il y avait parfois des traversées de rivières). Je suis donc partie sur un ratio de 1000 km par paire, mais attention : ça s’use très vite, et au bout du millième kilomètre, il faut changer si tu ne veux pas perdre tes pieds.

 

Point sommeil

-J: Durant ton itinéraire tu campais, tu dormais en refuge ?

-C : La Nouvelle-Zélande a deux îles. La première, au nord, est bien plus habitée que celle du sud. J’ai commencé par le nord et suis restée beaucoup en camping, en tente. Là-bas, tu ne peux pas faire de camping sauvage : il faut obligatoirement être dans des campings, des holiday parks, etc. Autrement, niveau logement, j’ai souvent compté sur les trail angels, des bénévoles qui accueillent les marcheurs chez eux, les laissent planter leurs tentes dans leur jardin, etc. Y’en a même des super investis qui construisent des cabanes pour les randonneurs et randonneuses !

Niveau Sud, l’île est moins habitée. On devait se débrouiller pour tenir des durées de 7 jours en autonomie. Là, il y avait des systèmes de huts – le tout géré par le DOC (Department of Conservation). Les huts, on les retrouve aussi en Suisse : ce sont des refuges non gardiennés – une salle, des lits assez rustiques, de trois à vingt personnes. J’ai surtout dormi là-dedans, et c’était pas mal pour se protéger de la pluie et du froid en montagne. J’ai adoré ces expériences !

 

Point Nourriture

-C : Niveau nourriture… tu testes ! Tu commences avec des choses bien trop lourdes puis petit à petit tu optimises, tu prends aussi exemple des gens que tu rencontres, qui ont tous au moins une bonne idée à récupérer après, pour tes propres repas.
Au menu du trail :

  • Au réveil pour prendre des forces, oat meal, peanut butter et quand on prenait le temps une boisson chaude.
  • Le midi tout le monde faisait de la tortilla – mon classique : tortilla fromage, carotte, chips!
  • Le soir des pâtes avec protéine de soja, soupe déshydraté, ou tout ce qui peut être déshydraté…

Comme tu dépenses entre 3000 et 5000 kcal par jour, tu deviens vite une sorte de trou sans fin, absorbant tout et n’importe quoi – ou presque. Tu tires un trait sur le frais, mais tu peux facilement trouver des champignons ou autres légumes déshydratés, qui font office de fibres pour la semaine. Tu croisais un peu chaque semaine des villages : l’occasion de te rassasier.

Mais ce qui est vraiment surprenant, c’est d’arriver à un point où tu manges autant que tu veux, sans jamais prendre de poids. Je dirais que tu te mets à pouvoir ingérer un niveau astronomique de nourriture — bref, du jamais vu !

Point péripéties

-C : La fatigue est quelque chose qui peut facilement être maîtrisée. Conseil un peu bateau, mais il faut savoir s’écouter. Si tu sens que tu peux forcer, fonce, mais repose toi dès que ça ne va pas !
J’ai commencé par des journées de 30 km, puis je suis passée à 20 km. J’adaptais selon ce que je me sentais de faire ! À la fin, je faisais des journées de 30-35 km tous les jours, qui passaient assez facilement tellement j’étais habituée à marcher.
La fatigue est surtout là au début. Si t’es fatiguée, fais une pause, sinon tu ne termines pas la journée ! Il ne faut pas oublier que le but, c’est de passer du bon temps.

Niveau blessure, dès le troisième jour, j’ai eu une entorse au pied… et la semaine suivante, une entorse au deuxième. Et j’ai continué à marcher dessus ! Peu après, j’ai eu une inflammation sous la voûte plantaire — quelque chose d’assez commun chez les marcheurs. Pour y remédier, la solution, c’est de se masser. De mon côté, je n’ai pas réagi assez tôt, donc ça m’a suivie jusqu’à la fin. J’ai même encore un peu mal maintenant.

-J: Est-ce que tu as du faire face à de gros imprévus ?

-C : Effectivement, ça a beau être un chemin emprunté à l’année par bcp de gens, 3000 personnes, et bien qu’il soit maintenu par le DOC ça reste complexe. Il y a des parties où les chemins tombaient un peu en lambeaux. En comparaison en suisse on a des autoroutes ! En Nouvelle-Zélande c’est vraiment l’aventure. Au début du trail tu commences par 100km de plage puis 18km de forêt – muddy forest – pleine de boue ! Un passage hyper épuisant, on a pris douze heures à faire ces 18km… Je n’étais clairement pas assez renseigné là-dessus. Au bout d’un moment t’apprends les techniques et tu passes plus facilement mais la première fois c’est INTENSE.

Point rencontre

-C : J’ai commencé seule. À une bonne période – mi-octobre – un moment privilégié niveau température, où les gens se lancent habituellement. Les randonneurs se croisent durant les campements. J’ai donc rencontré plein de monde au fur et à mesure de mon voyage. Tu marches avec quelqu’un, tu te rends compte que vous vous entendez bien, puis vous avez un peu le même rythme, et c’est comme ça que tu te fais des potes ! Aussi simple que ça. Puis les journées s’organisent toutes seules. Les rencontres sont très fluides. Comme c’est momentané, tu n’attends pas grand-chose de ces relations, mais elles sont quand même énormément basées sur le partage ! Des relations épurées, mais très belles.

Les gens viennent de partout : beaucoup de Français, d’Allemands, des Nord-Américains, des Néerlandais, etc. Beaucoup d’internationaux. Souvent, les gens disent que c’est un truc de Blancs de faire des through hikes… et c’est plutôt vrai ! Mais du coup, ça reste quand même du partage avec plein de cultures !

Le débrief

-J: Comment on se sent après autant de temps passé en randonnée ?

-C : Après 3000 km, tu te sens… bizarre. La rando, qui était devenue ta vie, s’arrête à un simple panneau. C’est beau, t’es fière, mais c’est tellement dur de voir le bout du chemin. Même maintenant, je n’arrive pas à me rendre compte de ce qui a été parcouru. C’est une bulle à part dans ta vie, infime mais qui prend tant de place d’un coup. Quand ça se finit, c’est un peu comme une partie de toi qui meurt… Comme si la vie que j’avais créée pendant 5 mois prenait fin, et que je devais « mourir » pour qu’une autre vie commence. J’avais un peu peur de finir, je ne voulais pas mourir ! – Je sais que c’est un peu glauque [rires].

Comme j’avais très mal aux pieds, à la fin de la rando, tout mon corps m’a lâchée. À ce moment-là, je n’arrivais plus à marcher, courir, j’avais trop forcé, tout me faisait trop mal.

Puis j’ai expérimenté ce qu’on appelle la dépression post-hiking, assez connue dans le monde des longues randonnées. Quand tu finis un trail, t’es un peu en dépression parce que tu ne sais plus quoi faire… et ça m’a hit assez fort, plus que ce que je pensais.

-J: Comment tu as géré l’effort durant ton parcours, et à ton retour ?

-C : Je suis clairement devenue accro à l’effort ! Il n’y a rien de plus naturel que de marcher, et ton corps s’adapte vite au rythme. J’ai eu mal de partout, mais la sensation de bien-être et d’accomplissement est beaucoup plus forte. Le sommeil est super qualitatif : tu vis avec le soleil, donc ton rythme circadien est parfaitement respecté. Tu te réveilles au petit matin à 6 h et tu te couches à la tombée de la nuit. Tu passes tes journées à marcher, tu te vides la tête, tu passes du temps avec des gens géniaux…

Le plus dur, à mon retour, c’était la perte de ma forme physique : je ne pouvais plus faire de sport, mon corps avait trop mal. Puis j’ai eu une sorte de dopamine depletion — quand tu sors de ce rythme, tu te sens inutile… c’est un peu horrible [rires].

Bien qu’aujourd’hui l’envie d’y retourner persiste, je dois avouer que, durant le parcours, j’ai craqué deux-trois fois. Il y a des jours, ou même des semaines, où tu ne comprends plus le sens du projet. Les paysages ne t’émerveillent plus… mais c’est évidemment normal. Impossible d’être constamment émerveillée.

Conclusion

-J: Pour conclure, qu’est ce que t’as apporté cette randonnée ?

-C : Ce trail m’a apporté une grande croyance en mes capacités, renforcé ma confiance en moi, et balayé la peur de me lancer dans des projets solo !
Au niveau physique, tu termines avec des jambes en béton [rires] — tu ne les gardes pas forcément après, et c’est ok ! Globalement, tu ressens une énorme gratitude envers ton corps.

J’étais super complexée avant, maintenant je n’y pense même plus. Je me rends compte que j’ai un corps qui me porte, qui m’a permis de faire tout ça, et c’est excellent ! Mon corps est beau, va bien, et il m’emmène loin. Ce sentiment de fierté, d’être fière de soi, est assez incroyable.
Durant la randonnée, il m’arrivait de dissocier entre « moi » et « mon corps ». C’était une manière de jauger ce que j’étais capable d’accomplir physiquement et mentalement. L’équilibre entre les deux est très fin, mais essentiel à respecter.

Sur le plan social, tu t’acceptes plus, tu t’ouvres plus aux autres. Mes attentes ont énormément changé…
Je ne dirais pas non plus que je suis partie sur un coup de tête pour fuir ma vie ici, à l’EPFL. Ce trail, c’était vraiment un projet de longue date !
Certaines personnes partent pour créer volontairement une rupture avec leur vie — après un échec amoureux, professionnel… Le trail, c’est un retour à la case départ, aux bases. Tu ne fais que marcher, manger, dormir. Tes problèmes quotidiens deviennent : « Qu’est-ce que je mange ce soir ? » et « Est-ce que je vais avoir un lit dans la hut ? » [rires].